Dans un précédent texte, nous vous annoncions la sélection de ce film au Festival de Locarno. De Bordeaux à Fort-de-France, en passant par Pointe-à-Pitre et Saint-Laurent, cette œuvre rencontre son public. Elle mérite que l'on s'y arrête.
Partant de la mort tragique d’un jeune Guyanais, le réalisateur nous plonge dans les profondeurs de sa société, de sa jeunesse, mais aussi de son âme et de sa mémoire collective. Ce voyage intérieur est placé sous le signe de la guérison, où la bienveillance imprègne chaque scène. Le spectateur se retrouve en constante interaction avec les personnages. La forme documentaire devient alors le cœur de cette dynamique, et offre une sincérité sans négociation.
Le film a été tourné sur près de cinq ans, et la diversité des formats utilisés contribue à faire ressentir le poids du temps qui passe. Nous vivons alors l’effet ou l’impuissance de ce temps sur les traces laissées par un événement tragique dans nos vies. Kouté Vwa est également un film sur la persistance de la douleur, sa transformation en chacun de nous, et peut-être, sa place dans la reconstruction. Des différents personnages, du meilleur ami Yannick au neveu, en passant par la grand-mère, la douleur circule, omniprésente tout au long de l’œuvre.
Pourtant, malgré son thème poignant, Kouté Vwa est un film lumineux. La vie qui bouillonne chez les personnages en est la raison. Le réalisateur opte pour une écriture claire et limpide qui nous emporte dans cette histoire. Le film choisit la lisibilité : il veut être raconté, partagé, non seulement pour les spectateurs mais aussi pour les protagonistes.
Cette nécessité est avant tout politique. Il n’est pas anodin que l’amour pour la Guyane soit clamé à plusieurs reprises dans le film. L’histoire de ce jeune garçon devient alors une métaphore des pays violés par l’Histoire, ébranlés par la modernité, le capitalisme, le colonialisme, et de l’impérieuse nécessité pour ces pays de se reconstruire par eux-mêmes.
Comme souvent, le mode d’emploi se trouve dans le cinéma, ou plutôt dans la manière dont on l’aborde. La quête de sincérité qui anime ce récit est rendue possible grâce à l’alchimie entre les protagonistes et la caméra. Le film devient un personnage à part entière, et sa fabrication même devient le sujet. C’est alors que l’espace pour recréer la vie émerge.
Certaines scènes privilégient l’impression (comme les visions de Yannick), tandis que d’autres capturent la réalité brute. La diversité des matériaux, des formats filmés à différents moments, confère au film une richesse dont la cohérence repose sur l’importance du propos. Ici, pas de place pour la complaisance. Chaque plan reflète cette approche : ni sensationnalisme ni malaise gratuit, mais une bienveillance palpable qui semble inspirer tout le film. On ressent même un désir d'insuffler une certaine beauté. Si cela atténue le trouble, cela renforce l'impression d'un message tendrement énoncé
L’écriture dévoile constamment de nouveaux niveaux de lecture, soulignant la complexité des situations. Le film nous montre des éléments de lla vie du grand frère disparu, et au détour de chaque dialogue – que ce soit entre les enfants, les amis de l’oncle – émergent des vérités qui éclairent non seulement le drame, mais aussi la Guyane contemporaine, et plus largement, la condition humaine. Le dialogue final entre la grand-mère et son petit-fils est un parfait exemple, atteignant une dimension morale saisissante.
Tout le film gravite autour des notions de transmission, de filiation, de parcours. Il est construit comme un enchevêtrement de correspondances et de répétitions : une phrase sur l’amour du pays revient plusieurs fois, et ces motos des derniers plans donnent l'impression de traverser la vie elle-même.
La musique occupe une place centrale : celle de Pharoah Sanders, la poignante chanson finale, et surtout celle du carnaval (que l'on a rarement filmé de la sorte mettant en évidence la notion de groupe, les accords dans tous les sens du terme, la force de cohésion). Le montage est lui-même musical : un mot devient un refrain faisant le lien entre plusieurs scènes ( le surnom Turbulence énoncé par son meilleur ami est comme un break de batterie qui à chaque visionnage m’emporte). La diversité des niveaux de lecture s’incarne pleinement dans la musique. Sa place dans le film résume tout ce que nous avons dit plus haut elle fait le lien, elle est l’espace d’apprentissage et de transmission, elle est le symbole de cette créolisation si singulière de la Guyane.
Sans dévoiler les dernières secondes du film, c’est par la musique que le film transforme un fait divers en une véritable lettre d’amour : à une communauté, à une famille, à un pays. La posture politique du film réside aussi ici : le cinéma a le pouvoir, par le réel, de clamer la richesse et la complexité du monde.
Mais le réalisateur nous rappelle que l'une des conditions essentielles est le respect de son sujet et une sincérité à toute épreuve, en mettant de côté les oripeaux de l'ego de l'auteur pour laisser la beauté se révéler. Une véritable leçon de cinéma !