Une révélation Audacieuse
"Ici s'achève le monde connu" est un film d’une justesse rare. Le recit d’esclavage, de rencontres oubliées, de chemins détournés, mais surtout une narration de l’espoir tandis que la tragedie frappe de tout côté. Ce voyage intime est à la fois touchant , puissant et marque durablement les spectateurs. Il nous prend à témoin du talent d’une réalisatrice à suivre de près.
La rencontre avec un film est souvent une confrontation entre l’idée que l’on s’en fait et sa matérialisation à l’écran. Derrière ses allures de court-métrage classique, Ici s'achève le monde connu se révèle être une œuvre qui déjoue constamment les attentes.
Film caribéen, contemporain ou historique ? On coche la case "historique", mais ce ne sera pas dans le cadre habituel de la plantation. L’action se déroule dans une mangrove, un décor inattendu. La figure centrale n’est ni masculine ni noire. C’est une femme indigène Kalinago. Elle est accompagnée d’un esclave, loin des représentations virilistes traditionnelles. Les repères sont brouillés.
Cette histoire de fuite, de personnages traqués, se déroule non pas dans des espaces ouverts, mais dans une forêt primaire épaisse puis dans une mangrove étouffante, véritable prisons naturelles. Le film explore cet enfermement, chaque plan cherchant à nous le faire ressentir. Une maîtrise du cadrage place constamment les protagonistes dans un enchevêtrement de lignes et de branches, accentuant leur captivité.
Ce récit est aussi celui de la Rencontre. Ce couple improbable construit au fur et à mesure une relation intime, émouvante. Ce lien est incarné avec beaucoup de pudeur dans les choix, dans les relations entre les corps mais aussi dans la langue. Ici encore Anne Sophie Nanki nous surprend car les deux personnages s’expriment dans deux langues inconnues du spectateur occidental : celle des Kalinagos et celle des africains marrons . Au-delà de la vérité historique, ces mots sont une autre forme de l’affirmation de leur identité. Cette langue composite qu'évoquait Édouard Glissant est en gestation sous nos yeux.
La violence de leur condition est au cœur du propos. Elle est omniprésente. Les persécuteurs n’apparaissent jamais à l'écran. On les entends mais surtout on les devine à chaque plan et à chaque séquence. Cette horreur laisse des marques indélébiles, non seulement sur les personnages, mais aussi sur le spectateur, qui ressent cette douleur et cette terreur viscéralement.
Mais ce récit est aussi celui d'une Rencontre. Peu à peu, cet improbable duo tisse une relation intime émouvante, incarnée avec beaucoup de pudeur dans leurs gestes, leurs échanges, et catalysée dans leur langue. Anne-Sophie Nanki nous surprend une fois de plus en choisissant des langues inconnues du spectateur occidental (deux langues Nengue Tongo différentes parlées par les marrons et les amérindiens). Au-delà de l’exactitude historique, ces idiomes constituent une affirmation de leur identité, une langue composite en gestation, comme l’évoquait Édouard Glissant.
Un tel sujet pourrait facilement sombrer dans le pathos, mais la réalisatrice fait le choix d’une retenue sidérante. Le montage, précis, nous mène inexorablement vers un dénouement inéluctable, dans une mécanique de dévoilement maîtrisée.
Le titre renferme un ultime contrepied. Loin d’être une simple référence à Vasco de Gama, cette œuvre est en réalité une affirmation ambitieuse : celle d’un cinéma caribéen résolument engagé, qui refuse les stéréotypes et ose déplacer le regard. Un espoir naît alors, chargé de douleur mais aussi d’une impérieuse nécessité de vivre, de créer.
En quelques minutes, ce film qui convoque Herzog et Lucrécia Martel nous confronte à la promesse d’Anne-Sophie Nanki : celle d’un cinéma libre, radical et ambitieux, un chemin vers la mise en lumière de la complexité du monde. Suivons cette voie !
Ici s'achêve le monde connu a été pré-selectionnés aux Césars 2022